Elfes

Publié le par Spark

Dans la même optique de réponse à un défi, texte court écrit autour du thème "elfe". J'avoue ne pas en être très satisfaite, n'étant pas vraiment fan des histoires d'elfes. Cependant, j'ai fait des efforts au niveau de la description des sensations olfactives. Bien sûr, on reste très loin du niveau de Süskind...

    - Un p’tit type, ouais. Rouquin, assez étroit d’épaules. J’aurais dû voir qu’il n’était pas clair, son regard fuyant, comme s’il avait peur de moi ! Comme il ne payait pas de mine, je me suis dit que Terry le bloquerait facilement en cas de pépin…

La caissière, une de ces jolies filles gâchées par un boulot trop pénible, désigna du doigt une espèce de gorille qui, avachi sur une chaise, tentait d’enfoncer dans ses narines des bouts de cotons, pour en faire cesser le saignement.

Trevor, n’écoutant le récit de l’employée que d’une oreille, examinait les lieux. C’était une petite épicerie, un pauvre drugstore coincé entre une laverie et un bar assez miteux, au rez-de-chaussée d’un vieil immeuble bourré de retraités sans pension, chômeurs et autres exclus. Quatre rayons à tout casser, uniquement des produits de seconde qualité et une caisse ne devant pas contenir plus de cent balles à la fermeture. Le tout braqué une fois tous les trois mois, par l’un des paumés du quartier. Le genre d’affaire que la police classait sans suite, en général.

            La pluie commença à clapoter sur les vitres. Trevor regarda par la fenêtre, s’arrêta sur son reflet ressortant dans le contraste offert entre les néons de la boutique et la nuit, au dehors. Puis ses iris aussi pâles et froids que l’or blanc se reposèrent sur la caissière, qui venait de toussoter.

- Alors, inspecteur, vous allez le coincer, cette fois !

Trevor la rassura d’un maigre sourire, et se tourna vers Terry, qui décidément n’arrivait pas à retrouver un tant soit peu de dignité.

- A-t-il réussi à emporter ce qu’il voulait dérober ?

Le vigile secoua la tête, indiquant au policier une conserve éventrée et deux paquets de cigarette qui gisaient à terre. Trevor se saisit de l’un des paquets, le porta à ses narines et en absorba l’odeur autant qu’il le pouvait. Au-delà du parfum du tabac, de ceux du carton et de l’emballage plastifié, il perçut un effluve qui excita tous ses capteurs sensoriels, lui donnant presque la chair de poule. Il cligna lentement des paupières, comme étourdi, puis empocha le paquet.

- Je vais le retrouver.

Sans plus d’ambages, il poussa la porte du petit magasin, et sortit sur le trottoir. La pluie frappa son visage, se glissa le long de sa gorge sur col impeccablement repassé de sa chemise. Mais elle ne le dérangeait pas, pas plus que le changement d’humeur de l’atmosphère. Car à travers le rideau capiteux de la puanteur des égouts déjà prêts à déborder, du macadam et des pneus humides, il percevait le sillage olfactif du voleur. Trevor se lança à sa suite d’un pas vif, les mains enfoncées dans les poches de son long imperméable, les narines dilatées comme celles d’un serpent captant la chaleur de l’oiseau convoité.

Bon dieu, cette odeur. Si délicate. Si rare.

Son odeur.

Trevor ne pensait pas pouvoir être aussi exalté dans une telle situation…mais après tout, il sentait si rarement le mélange de sève et de sang ailleurs que sur sa propre peau, qu’il pouvait bien avoir quelques frissons.

            La piste ne s’éternisa pas dans cette rue bien trop dégagée et éclairée. Elle bifurqua au premier tournant, entre les bennes débordantes d’immondices. Revor crut qu’il allait perdre le fugitif, les relents de déchets manquant de le faire éternuer. La trace lui échappa au pied de la palissade qui fermait l’impasse. Trop près du but pour abandonner, il se réceptionna silencieusement de l’autre côté, la main droite sur la crosse de son revolver. L’odeur était à nouveau perceptible, elle lui retournait littéralement les tripes. Il commença à progresser dans une nouvelle ruelle sordide, attentif à la direction à prendre à chaque embranchement. La pluie tombait toujours, ruisselant sur ses cheveux noirs comme le jais. Imperturbable, il serpenta entre les flaques, principalement pour ne pas émettre le moindre son d’éclaboussure. Sa proie pouvait être tout près et fondre sur lui à n’importe quel moment.

- Tu ne m’échapperas pas.

 

***

 

Le chef de division Karol faisait tourner son stylo entre ses doigts boudinés. On frappa trois coups à la porte, puis sans en recevoir la permission, Trevor entra et se campa devant le bureau. Karol l’examina une seconde, jonglant toujours d’une main. Le jeune inspecteur soutint son regard, de ses yeux de loup qui cillaient si rarement.

- Je crois que j’ai quelque chose pour vous. Braquage de drugstore, et d’après le signalement du prévenu c’est dans vos cordes.

Trevor parcourut les quelques lignes du rapport, le reposa sur le bureau sans laisser transparaître la moindre réaction. Posant sa main sur ses joues mal rasées, Karol s’éclaircit la gorge.

- Vous pouvez y aller.

- Bien, chef.

De sa démarche extraordinairement silencieuse, l’inspecteur sortit du bureau.

Karol renifla de contrariété, une fois la porte refermée.

Trevor Aronax étaie peut être le Chasseur le plus performant de la Capitale, n’empêche qu’il n’inspirait vraiment pas confiance !

 

***

 

            Trevor, dégainant son arme à la vitesse de l’éclair, se faufila dans l’étroit passage où l’odeur se faisait plus forte que jamais. Mais tout ce qu’il put mettre en joue, ce fut un chat de gouttière, dont les yeux scintillèrent parmi l’eau éclaboussée par la lumière d’un lampadaire. Sans remettre l’arme dans son holster, le policier s’avança au bord du trou béant de la bouche d’égout qui s’ouvrait sur le ciel opaque. Il sonda le cloaque d’un rapide coup d’œil. Une chute de trois mètres à peu près, aboutissant à une réception facile…mais la garantie d’une vulnérabilité totale à une éventuelle embuscade. Le parfum, lui, s’y engouffrait avec une hypnotisante vigueur.

Le jeu en valait donc la chandelle…

Le jeune s’y précipita à son tour, et atterrit dans une belle gerbe d’eau sale, qui acheva de le détremper. Le canon du revolver posé sur son avant-bras gauche relevé en guise de bouclier à hauteur de son visage, Trevor décrivit un rapide tour sur lui-même, vérifiant que les abords directs étaient déserts. Le cliquetis des griffes d’un gros rat noir fut le seul fait notable de son rapide examen des lieux.  L’obscurité du souterrain ne le dérangeant nullement, il décidé de poursuivre sa traque.

            A présent, tout agressait ses sens : les murs suintants, les miasmes des eaux de récupération qui lui arrivaient au niveau des chevilles, un grondement sourd loin devant lui. Mais la sensation de proximité du fuyard l’électrisait de plus en plus. Trevor se remit donc en marche ; à pas plus lents, certes, mais ses enjambées n’avaient pour autant rien de timoré. L’autre l’attendait, au bout. Il en était sûr. Il ne fallait donc pas le décevoir. Se repérant aux panneaux épargnés par la crasse et la rouille, Trevor put mesurer la distance parcourue. Dix mètres devinrent cinquante, puis cent. Aux rugissements répétés qui ébranlèrent la voûte de la canalisation, il devina qu’il passait sous une ligne de métro et quelques artères fréquentées. Il marcha une heure ainsi, ne perdant ni calme ni attention, toujours prêt à ouvrir le feu au moindre mouvement suspect.

            Il fut soulagé (non pas par fatigue, mais par ennui), de distinguer bientôt un point lumineux pas plus grand que le chas d’une aiguille, loin devant lui. Ses pupilles dilatées s’y agrippèrent et, pareil au berger guidé par l’étoile, il ne le quitta plus du regard. Le point s’agrandissait peu à peu, à mesure qu’il approchait. Pas par pas, centimètre par centimètre…

A deux cent mètres de la source de lumière, un sourire s’étira sur les lèvres du jeune inspecteur, qui accéléra sensiblement.

            Une silhouette se détachait dans la clarté croissante, au bout du boyau.

 

***

 

            Diane, armée de sa serpillière, entreprit de nettoyer le contenu de la boîte de haricots en sauce, qui s’était déversée sur le carrelage au cours de la course poursuite, dont le second participant était toujours affalé là où Trevor l’avait laissé.

- Allez, Terry, tu t’en remettras...marmonna l’employée.

En son fort intérieur, elle n’arrivait toujours pas à comprendre comment son ours de vigile avait pu se faire mater par un tel gringalet. Pourtant, elle avait assisté à la scène de ses propres yeux. Surprenant le voleur en plein forfait, elle avait poussé un perçant cri d’alarme. Terry avait aussitôt surgi du rayon magazines où il était tout le temps fourré, l’autre s’était alors élancé vers la sortie avec une agilité surprenante, la course de Terry à ses trousses relevant par opposition de la charge d’un buffle. Le vigile avait réussi à ceinturer le fuyard, mais ce dernier s’était brusquement retourné, et à une vitesse fulgurante lui avait assené un premier uppercut qui pulvérisa son nez, et un second qui lui coupa le souffle. Par la force des choses, Terry avait du lâcher prise, et le voleur s’était échappé.

Le gardien lui non plus ne s’expliquait pas cette surprenante vitalité. A moins que…

- Diane, c’était un elfe !

La caissière, sans cesser de nettoyer le sol, haussa les épaules.

- Bien sûr que c’en était un.

Elle frémit de dégoût.

- Je croyais qu’ils avaient été éliminés, dans le coin.

- On dirait bien que non…mais ils sont de moins en moins nombreux, conclut Terry en rajustant sa cravate, satisfait de n’être qu’une victime des inégalités biologiques.

- En tous cas, j’espère qu’il se fera serrer par l’inspecteur !

Diane grimaça pour elle-même, se rappelant la carrure fine de Trevor Aronax.

- …Mais bon, il y a peu de chances.

Terry se releva enfin, s’avança vers la baie vitrée de la devanture. Au dessus des immenses tours noires, la lune apparaissait par intermittences entre les épais nuages.

- J’pense qu’il y arrivera.

Pour le coup, Diane daigna arrêter d’essorer la serpillière.

- Qu’est-ce qui te fait dire ça ?

- Ses oreilles. Il les cachait derrière ses cheveux…mais elles étaient pointues.

 

***

 

            Tous les conduits d’égouts se rejoignaient en un seul et unique point, au centre de la cité grise. Les eaux putréfiées par les hommes se déversaient dans un immense bassin d’une centaine de mètres de profondeur, duquel partaient ensuite des canalisations plus petites menant aux différentes centrales d’épuration situées en périphérie de la ville. Le réservoir, dont les parois bétonnées dépassaient le niveau du sol de quelques pieds, était surmonté de hautes grilles de fer électrifiées. De puissants projecteurs halogènes giflaient les ombres du décor de leurs violents faisceaux blancs. Les torrents sales semblaient précipités dans un infernal gouffre sans fond, l’image de leur descente renforçant l’impression de vertige.

- Tout porte à croire que je me suis trompé de chemin, constata laconiquement le voleur en se penchant au-dessus du précipice.

Trevor s’arrêta à quelques pas de lui, le mit en joue avec son revolver. Les deux hommes se regardèrent en chiens de faïence une poignée de secondes. La proie de Trevor était un peu plus petite que lui, très mince. Il avait des yeux verts, aussi sombres que ses cheveux étaient flamboyants. Ses traits pâles et délicatement ciselés n’exprimaient qu’un sentiment de lassitude teinté d’un certain mépris. L’inspecteur devina au gonflement des poches de son pantalon d’ouvrier qu’il était armé, lui aussi…et malgré son calme apparent, une aura de tension se dégageait de lui.

- Police, les mains sur la tête, je vous arrête pour…

- …tentative de vol de produits de basse qualité dans une épicerie de seconde zone ?l’interrompit l’autre sans obtempérer. Vous me poursuivez depuis une heure pour cette broutille ?

Trevor déglutit. Le sang battait ses tempes, bourdonnait dans ses oreilles, comme à chaque fois qu’il se retrouvait dans une situation similaire. La conclusion de cette histoire résidait dans une issue binaire extrêmement rapide, il devait garder tous ses moyens. Rendant plus ferme sa prise sur son arme à feu, il fit un pas supplémentaire vers l’autre, dont le sourire s’effaça un peu.

Tire…mais tire ! Trevor ne comprenait pas pourquoi, malgré son cerveau qui lui hurlait cette injonction, il n’arrivait pas à appuyer sur la gâchette. Il l’avait fait des centaines de fois, abattant des types du même genre que celui-ci, sans aucun état d’âme. Alors pourquoi maintenant, aujourd’hui ? Peut-être parce que cette fois, l’injustice de la situation prenait toute son ampleur. Mais après tout, la balance avait déjà penché du côté des humains depuis longtemps. Lui n’était qu’un instrument d’une politique beaucoup plus puissante que lui, il avait choisi son camp et devait à présent assumer ses actes…

- Vous n’allez même pas me coffrer. Je sais très bien que vous espérez m’éliminer, dit doucement sa cible.

Trevor perçut alors le changement de tension dans la posture de l’autre. Une décharge nerveuse le parcourut, il fit feu droit vers la tête de son adversaire. Mais celui-ci fut, comme l’inspecteur le redoutait, bien plus rapide que lui, et bondit sur le côté juste à temps, dégainant et tirant à son tour à la vitesse d’un éclair. La détonation éclaira une fraction de seconde le visage de Trevor qui dérapa sur le sol humide, la rotule pulvérisée par l’impact de la balle. Il n’eut pas le temps d’éprouver la moindre douleur, l’autre fondit sur lui et le saisit par le col de son trench-coat, le soulevant pour mieux voir son visage. Ses traits harmonieux se déformèrent sous l’emprise d’une colère victorieuse, lorsqu’il prononça ce qu’il croyait être l’épitaphe du policier en elfe ancien :

- Vous faites bien d’essayer de nous éradiquer… voyez comme nous vous sommes supérieurs…pauvre crétin d’humain, croyais-tu vraiment pouvoir m’atteindre ?

Soudain, il se figea, ses prunelles se glaçant d’horreur. Du sang s’échappa de la commissure de ses lèvres, son étreinte sur le col de Trevor faiblit avant de se relâcher complètement. Il glissa sur le côté, la boue imprégnant ses vêtements et ternissant ses cheveux, porta une main à sa poitrine percée en plein cœur.

Trevor, le souffle court, lança son second revolver à bonne distance dans le conduit, se redressa sur un coude pour croiser encore le regard du mourrant avant qu’il rende son dernier soupir. Ce dernier écarquilla ses yeux déjà embués par la mort :

- Tu…toi aussi tu es un…

Puis sa tête retomba sur le côté.

C’était fini.

Un vieux chant revint à ce moment à Trevor, dans le brouillard délirant du malaise qui le terrassait. Ses lèvres remuèrent, mais se scellèrent à nouveau. Il le refoula au fond de sa mémoire. La mélodie alla rejoindre les derniers souvenirs qui lui restaient de sa race, au génocide de laquelle il participait depuis quinze années. Tous ses muscles se relâchaient, il allait s’évanouir. Tout ce qu’il souhaita en laissant ses yeux se fermer, c’est que le prochain elfe qu’il rencontrerait soit assez fort pour le tuer…

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