L'invocation

Publié le par Spark



Voici ma réponse au défi lancé par Nandra ici-même.
J'ai progressé un peu à l'aveugle dans ce texte, mais ça me détendait en période d'exams. Le résultat est assez satisfaisant, peut-être un peu pompeux à mon goût, mais qui n'a pas connu ne serait-ce qu'une seconde l'état d'esprit dans lequel va se trouver Victor?s

Les mots imposés n'étaient pas vraiment difficiles à placer, au vu de l'orientation du récit et du lieu où il se déroule.


Pour vous accompagner dans votre lecture, voici l'un des morceaux qui m'ont inspirée:




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L’invocation

 

Victor enfonce les mains dans les poches de son large manteau. Depuis longtemps, les mitaines ne lui apportent plus qu'un semblant de chaleur. La buée de son souffle calme éclate dans l'air froid. L'étendue glacée qui s'étend tout autour de lui brasse une bise féroce, sortir de la voiture a été un véritable défi. Un peu engourdi, il fait quelques pas vacillants. Il conduisait, mais depuis une heure qu'il a cessé de rouler, ses orteils ont largement eu le temps de geler. A chaque fois qu'il pose le pied à terre, il a l'impression terrible de se briser comme du verre. 

 

         La route sur laquelle la voiture est arrêtée constitue peut-être l'ouvrage humain le plus insensé et extraordinaire qui lui ait été donné de contempler. Légèrement surélevée, elle s'étire en un grand ruban de macadam au beau milieu d'une toundra aux teintes presque lunaires. Elle file droit à travers le désert, et dans cet hiver éternel qui enveloppe l'Islande, atteint un immense cratère volcanique que les glaces ont envahi, au pied du massif de Vatnajökull.

Les orgueilleuses vieilles montagnes, matriarches dont les flancs fertiles ont selon les légendes enfanté les plus mythiques créatures de l'île, supportent difficilement l'insulte que leur a fait l'Homme en traçant cette ligne de fusain sur l'éblouissant tapis de leur blancheur. Durant les jours les plus sombres de la saison froide, le glacier s'agite, des grondements gutturaux courant sous sa surface lézardée. D'une langue avide, il lèche le goudron sur lequel s'est déposé le sel de la mer proche, enlace les pylônes qui surélèvent la route, s'étale paresseusement sur la chaussée, qu'il finit par engloutir jusqu'aux premiers rayons du mois de mars.

Victor regarde sa montre. 29 janvier. La nature a repris ses droits sur l'Homme, la route disparaît brusquement dans un immense bloc gris-bleu. La seule voie qui mène à la ville côtière de Höfn, la plus proche d'ici, n'existe plus pour quelques temps... Et c'est à cet endroit même que la voiture a décidé de ne plus redémarrer.

 

         Le voyageur lève le nez vers le ciel, que l'anticyclone a soigneusement délavé. Son bleu lui semble même un peu usé; depuis le temps qu'il ne voit que des nuages de fumée noire, il a peut être fini par l'idéaliser. Un corbeau placide traverse son champ de vision et se dirige vers les montagnes. Victor le suit du regard jusqu'à ce que son plumage anthracite se confonde avec la couleur de la roche. Songeur, il humecte ses lèvres gercées; à part le sifflement du vent, le silence est total. Le vieux moteur de la Volvo a probablement rendu l'âme. Il n'y a pas une seule trace de civilisation à des kilomètres à la ronde. La ville est trop loin pour être atteinte à la marche.

Il retourne à la voiture, ouvre le coffre. Un vieux bonnet en laine traîne dans un coin, coincé sous le jerrican. Victor le prend et se l'enfonce sur le crâne, recouvrant avec soin les lobes rougis de ses oreilles. Il déplie ensuite la couverture de laine qui enveloppe une serviette de cuir fauve et tanné. Il la fixe quelques instants, puis s'en empare.

 

         Sans prendre la peine de fermer le coffre, Victor entame sa marche. Il suit la route sur quelques centaines de mètres, jusqu'à sa rencontre avec le glacier. Quelques nuages bas s'accrochent aux sommets des montagnes noires. Victor touche la surface froide. Ce n'est pas surprenant, mais il est un peu déçu par son inertie. Sans se l'expliquer, il aurait voulu éprouver la sensation qu'on a en caressant le ventre d'une femme enceinte.

Le corbeau réapparaît et lâche un profond croassement. Victor a l'impression que l'oiseau est curieux d'apprendre qui est son visiteur. Ou peut-être qu'il lui souhaite la bienvenue dans son royaume; le grand corbeau est un sage que se plaisent à décrire maintes légendes inuit qu'il a lues, quelques années auparavant.

 

         Mû par le commandement d'une force invisible, Victor enjambe la rambarde qui sépare le macadam de la terre gelée et entame son ascension. Comme il se trouve à la naissance du massif, les montagnes ne sont pas bien hautes. Au loin se découpe la silhouette de vieux mastodonte du Snaefell, le sommet local, bien plus imposant. La pente est raide, glissante. Au bout de quelques minutes, ses mollets commencent à tirer, son souffle à se faire plus court. Il tient bon, dérape de temps en temps mais il a de bonnes chaussures de marche. Le ciel commence à se couvrir, et dans trois heures le soleil sera couché. Il serait préférable d'atteindre le sommet avant de ne plus rien y voir et de se rompre le cou. Victor, ébloui par le contraste de la neige sur la pierre, mordu par le froid, fouetté par le vent, éprouve la sensation de toucher au sublime, plus intense que jamais, cent fois plus grisante que toutes les autres fois. Au rictus provoqué par l'effort qui ourle ses lèvres se mêle un sourire de béatitude.

"J'avais vraiment appris qu'il est impossible de tomber d'une montagne."

Il serre la serviette usée contre sa poitrine et se rend compte qu'il n'a pas emporté de nourriture. Le corbeau tourne dans les cieux de plus en plus sombres, au dessus de lui. Victor croit percevoir, par dessus les gémissements du vent et ses propres renâclements, les claquements étouffés de ses battements d'ailes.

 

         Le temps passe et Victor en perd la mesure. La lumière prend une teinte jaune-gris. L'orbe solaire se fait rasant, le givre scintille dans l'air et rend la piste impraticable. Victor finit par progresser presque à quatre pattes, s'aidant de ses mains pour trouver son chemin. La peau de ses doigts, fragilisée par la rigueur du temps, s'ouvre et saigne. Au détour d'un piton rocheux, il croise une carcasse de bouquetin, dont les orbites béantes ont quelque chose de narquois et mystérieux. Un reste de toison, sur son dos, ondule au vent.  Une note unique nait dans l'esprit de Victor. Elle est grave, viscérale et fait courir un frisson le long de son échine. Il reprend son escalade avec l'impression d'avoir reçu un ultime avertissement.

 

         Quelques flocons se laissent choir du haut de leurs gros nuages. Victor est incapable de faire un pas de plus. A bout de souffle, il s'affale contre un petit bloc rocheux. Le temps de retrouver ses esprits, il jette un regard à la ronde. Une brume laiteuse s'étend sur la plaine et agrippe à la montagne ses tentacules humides. Loin, très loin devant, doit se trouver l'océan.

Le corbeau a disparu de son champ de vision, mais Victor perçoit ses cris tout proches. Les ténèbres se font de plus en plus denses autour de lui. Il ouvre avec empressement sa serviette pour en sortir les feuillets qu'elle contient, de peur de ne plus être capable de les lire.

Face à la magnificence du paysage, la chose lui semble plus évidente que jamais. Les dés sont pipés dès le départ.

 

         Depuis qu'il lui est possible de réfléchir, Victor s'est toujours demandé « pourquoi » et « comment ». Des réponses, il en a cherché partout: auprès de ses parents, de ses amis, de ses professeurs... puis dans les livres et la connaissance, puis dans l'amitié, et puis dans l'amour. Il a commencé à entrevoir la réponse: que les forces gouvernant ce monde, le temps, la mort, l'écraseraient sous leur semelle si l'homme ne se construisait pas un beau et grand mensonge appelé "sens de la vie". 

 

Alors, il s'est demandé "à quoi bon". A quoi bon s'épuiser à ne pas profiter que d'une illusion... comme une autruche enfonçant sa tête dans le sable? Rendu malade par cette lâcheté, mais effrayé par les destinées de patients d'asile qu'avaient la plupart de ceux qui pensaient comme lui, Victor a alors cherché dans quoi pouvait bien s'inscrire la ligne du temps dont sa vie ne constituait qu'un atome.

 

Il s'est renseigné sur l'Univers, a découvert qu’il est né lui aussi, et mourra un jour. Cette idée que même la plus grande chose connue possède un début et une fin l'a plongé dans un désarroi morbide. Il a ensuite cherché  ce qu’il y avait avant le début, et ce qui suivrait la fin. Il s’est tourné vers l’au-delà, et tout en conservant une répulsion profonde pour l’idée de Dieu, a songé à la matrice de tout cela, à la puissance créatrice qui extirpe l’existence du néant.

 

Un matin, une idée l’a tiré de son profond désespoir : la mise en abyme a deux sens. S’il est l’atome dans l’infini, ne peut-il pas être lui-même un autre infini ? S’il a été créé, ne peut-il pas concevoir ?

Ne croyant pas plus en la science qu’en la religion, Victor s’est tourné vers leur ennemi commun : les mythes et les légendes.

 

Il a dès lors parcouru la planète, et l’idée qu’il pouvait, à l’instar de ses lointains ancêtres, faire naître des créatures extraordinaires d’un simple appel, s’est établie dans son esprit malade jusqu’à en prendre possession. Là où il est passé, sur les cinq continents, les gens lui ont tourné le dos, gênés par le malaise que provoquent sa présence et son regard de fanatique.

 

Victor fouille ses poches, veut allumer une cigarette, mais la fine tige lui échappe des mains sans qu’il trouve la force de la ramasser. La bise commence à virer au blizzard. Un rire solitaire lui échappe lorsqu’il réalise son incapacité à se rappeler combien d’années il a écumé le globe, à la recherche d’un lieu assez majestueux, désert et sauvage pour lui permettre d’étrenner ses pouvoirs de créateur. Partout, les hommes avaient laissé des traces plus ou moins éphémères de leur passage… ces-hommes-pathétiques-qui-se-mentent-à-eux-mêmes-avec-application…

 

Victor est surpris par le son de sa propre voix, qui martèle théâtralement ces mots. Il se rend compte qu’il parlait tout haut. Il a même l’impression d’avoir chanté, à un moment donné. Voilà qu’il perd les pédales ; dans sa quête de la vérité, il aura tout sacrifié…

 

Il se lève au prix d’un violent effort. Ses jambes flagellent, il frémit comme un roseau. Pourvu que tout cela ne soit pas vain… s’il échoue ici, il n’y aura plus aucun espoir de comprendre.

 

Ses mains couvertes d'engelures peuvent à peine tenir les fines pages un peu jaunes. Ses yeux se remplissent de larmes lorsqu'il déchiffre la petite écriture qui les constelle. C’est une incantation très ancienne, qu’il a récupérée après de très longues recherches et de nombreux sacrifices, peut être la dernière encore lisible en ce monde. La langue, un parler très ancien, s’est éteinte en Islande des générations auparavant, mais elle est encore déchiffrable.

 

Victor tremble, très fort, il en a du mal à respirer, mais il exulte, car il va atteindre un point que même les plus grands visionnaires n’ont pas eu l’audace de rechercher. Il entame sa lecture, d’une voix qu’il veut claire.

 

Les syllabes cascadent de ses lèvres engourdies, sa langue ondule comme celle d’un dragon. Les paupières mi-closes, il laisse s’envoler ces mots qu’il ne comprend pas mais dont il perçoit le pouvoir.

 

L’air vibre, appuie sur ses temps. Des étoiles entament un ballet gracieux devant ses yeux, entraînées dans la terrible sarabande de la tempête.

 

Le corbeau s’envole à tire d’ailes et disparaît en un clin d’oeil, les ombres s’animent, se déhanchent diaboliquement. Leurs ongles crissent sur les rochers, la glace tinte sous leurs pas gauches.

 

         Les feuillets s’échappent, volés par une bourrasque. Victor achève l’incantation en poussant un cri indistinct et tombe à genoux, horrifié et euphorique.

 

Un flash éblouissant frappe ses rétines. Au bout du promontoire, juste au dessus du vide, apparaît une petite tache noire, un défaut sur la pellicule.

 

Elle grandit par à-coups, et ses contours enflammés esquissent une silhouette qui s’agite comme un reptile se libérant de sa mue.

 

Des lances de lumière percent la tache obscure. Victor sent son cœur s’arrêter de battre, un bourdonnement assourdissant noie ses tympans.

 

La créature possède tous les visages qu’il a croisés, il lit au fond de ses yeux  d’opale les lignes de sa propre vie.

 

Elle lui tend une main brûlante, qu’il prend en souriant.

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S
Han, merci beaucoup pour vos commentaires enthousiastes, ça me touche ^^<br /> A propos des descriptions, je crois que c'est traumatique, dans mes toutes premières histoires on critiquait l'absence de descriptions, alors j'ai décidé de prendre ma revanche, un jour! XD<br /> Merci encore et à bientôt!
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I
Désolé de passer que maintenant... Mais sur mon e book ce n'était pas possible, mon écran est trop petit --"<br /> Sinon très beau texte, je suis resté scotché par tes descriptions magnifiques, un grand bravo, j'ai hâte de lire d'autre texte de ta production !!!
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E
C'est magnifique Etincelle! Un peu triste et déprimant, et assez sévère sur la condition humaine, mais c'est un très beau texte. J'ai pourtant l'impression que ça fait partie de toute une histoire, et qu'en même temps celle-ci n'est pas importante. <br /> Quoi qu'il arrive, bon courage pour tes partiels, j'espère que ton moral n'est pas aussi sombre que celui de Victor!
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N
Un fort joli texte. J'aime toujours autant tes descriptions, tu trouves toujours des images superbes. <br /> La lenteur du début n'en fait que mieux ressortir l'excitation de Victor à la fin, et son côté fanatique.<br /> Contrat rempli, très chère mauvaise graine. C'est toujours un plaisir de te lire ^^
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